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« La transition des transports ne se résume pas à l’utilisation de moteurs alternatifs »

28/06/2023 / Michael Gams, CIPRA International
D’ici à 2050, l’ensemble du secteur des transports dans l’UE et les Alpes devra être neutre pour le climat. Pour y parvenir, il nous faudra plus que des moteurs alternatifs, déclare l’experte en mobilité Helen Lückge. Pour elle, la transition dans les transports commence en effet dans les têtes.
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Helen Lückge s’engage pour un changement de cap en matière de mobilité et de transports. © climonomics.de

Madame Lückge, comment vous déplacez-vous au quotidien ?

J’ai toujours été une fan absolue du vélo : à l’école, déjà, mais aussi plus tard, pendant mes études à Tübingen et aux États-Unis. Au cours de mes étapes professionnelles à Berlin et à Zurich, j’ai toujours préféré utiliser le vélo pour découvrir mon nouvel environnement. C’est un excellent moyen de transport, pas seulement dans le contexte urbain. Les trajets quotidiens à vélo m’aident aussi à me vider la tête, à m’aérer, à prendre un peu de recul. Les meilleures idées me viennent à vélo. Au bureau, quand je n’ai plus d’énergie, je prends ma bicyclette. Parfois, ça fait «  clic  », et l’idée arrive. Nous n’avons eu une voiture que très peu de temps, quand nos enfants étaient petits. Elle est tombée en panne assez rapidement. Nous l’avons échangée contre un vélo-cargo adapté à la famille, et pratiquons désormais l’autopartage pour les trajets difficilement réalisables en vélo ou en train. Pour mes déplacements professionnels, je prends le train.

Qu’est-ce qui vous fascine dans des thèmes comme la mobilité et le trafic de transit ?

Aucun secteur n’est aussi important pour la réalisation de nos objectifs climatiques, mais en même temps aussi fortement chargé d’émotions, d’habitudes et de craintes. Le secteur des transports va nous montrer si nous prenons vraiment au sérieux l’action climatique et les objectifs que nous nous sommes fixés. La complexité du trafic de transit me passionne : tout est étroitement imbriqué. Il y a toujours de nouvelles tendances, de nouvelles idées et de nouvelles solutions à explorer sur le plan analytique.

Les émissions de CO2 diminuent dans certains domaines, mais continuent d’augmenter dans les transports. Où est le problème ?

Dans le domaine du transport de marchandises, après le petit recul dû à la pandémie, le volume augmente à nouveau de manière incontrôlée  : les projections au niveau de l’UE prévoient une hausse du volume du trafic de marchandises sur tous les corridors de transit. Aujourd’hui encore, les marchandises sont transportées en majorité sur la route. De plus, le nombre de véhicules équipés de technologies de propulsion alternatives est très faible : la majeure partie de la flotte roule toujours au diesel. Pour le transport des personnes, le transport individuel motorisé est toujours le mode dominant. Nos trajets s’allongent, et la taille des véhicules augmente. Tous ces chiffres ne sont donc pas surprenants. Cela montre que de nombreux efforts supplémentaires doivent être engagés dans le domaine de la mobilité.

Une grande partie de la population alpine vit à la campagne et dépend souvent de la voiture.

Oui, c’est effectivement beaucoup plus difficile de rendre la mobilité climatiquement neutre à la campagne qu’en ville. Mais au vu des technologies et des solutions disponibles, j’ai bon espoir que nous puissions disposer bientôt de solutions de mobilité durable pour les zones rurales. Les distances parcourues sont souvent beaucoup plus courtes qu’on ne le croit, y compris à la campagne. Aujourd’hui, les véhicules sont en moyenne très peu occupés. En Autriche, par exemple, le taux d’occupation moyen d’une voiture est de 1,1  personne. Le potentiel d’amélioration de l’efficacité est donc énorme. Rien qu’avec des solutions numériques de partage de trajets, on pourrait déjà renforcer considérablement la mobilité durable, notamment dans le domaine du trafic pendulaire. L’autopartage et les solutions de partage multimodal réduisent également la dépendance à la voiture individuelle : les familles n’auraient alors plus besoin de deux voitures. Et bien sûr, les alternatives à la voiture individuelle passent aussi par le développement des transports publics.

Beaucoup de choses sont déjà possibles aujourd’hui, mais nous ne parvenons pas à réduire les émissions. Comment changer de cap d’ici à 2050 ?

Dans de nombreux cas, les choses se passent essentiellement dans les têtes. Cela exige déjà des solutions aujourd’hui, et nous n’avons vraiment plus de temps à perdre. Nous ne pouvons plus attendre une nouvelle technologie salvatrice pour changer enfin de mobilité. Malheureusement, la pression de la partie adverse est très forte. En Allemagne, le secteur automobile est encore un pilier de la réussite économique. Sur la voie de la transformation, de nombreux acteur·trices ont encore du mal à développer de nouveaux modèles d’affaires. La société doit bien comprendre que la transition des transports ne se résume pas au passage de la voiture à combustion à la voiture électrique. Je suis convaincue que l’évolution ne sera pas linéaire. Les solutions de mobilité alternatives deviennent de plus en plus intéressantes  : un point de rupture va se produire à un moment donné. Le statu quo actuel (chacun·e possède une grosse voiture et l’utilise pour se rendre de A à B) perdra alors de son attrait. Un nouvel équilibre va se mettre en place. Mais pour cela, nous avons absolument besoin d’un nouveau narratif, plus positif. Au lieu d’insister sur les craintes et le renoncement, nous devons prendre conscience qu’il s’agit d’un changement que nous pouvons induire nous-mêmes, et qui comporte de nombreux aspects positifs. D’autre part, notre système de mobilité actuel, fortement centré sur la voiture, discrimine aussi une partie de la population. Tout le monde n’a pas accès à une voiture : beaucoup de gens n’ont pas de permis de conduire, et ont donc des problèmes pour se déplacer. Dans le contexte urbain, n’oublions pas que les enfants souffrent aussi du manque d’espace public, les villes étant trop monopolisées par les voitures. Libérer cet espace pourrait permettre de trouver de nouvelles solutions passionnantes pour encourager la créativité dans la ville.

Les utopies de villes sans voitures nous font-elles miroiter un avenir irréalisable au quotidien ?

Les utopies et les scénarios prospectifs peuvent nous aider à trouver de nouvelles façons de nous adapter et à élargir notre propre horizon d’action. Souvent, les utopies semblent irréalisables au quotidien, mais à première vue seulement. Certaines villes ont développé une vision claire – parfois qualifiée d’utopie – qui est devenue réalité  : Copenhague ou Barcelone, par exemple. « Copenhagenize » est devenu un terme à part entière, qui montre comment on est parti de l’utopie pour aboutir à une situation réaliste.

 

Avec l’Alliance du Simplon, les gouvernements des pays alpins se sont engagés à décarboner leurs transports d’ici à 2050. Quelle est votre réaction face à ce plan d’action ?

L’Alliance du Simplon peut être considérée comme un petit succès. C’est la toute première fois que les ministres de l’environnement et des transports se sont mis d’accord sur un plan d’action qu’ils·elles se sont engagé·es à mettre en œuvre conjointement. Bien sûr, ce plan contient de nombreuses approches déjà abordées dans le Plan d’action climat de la Convention alpine, mais l’engagement pris par la politique des transports donne une nouvelle dimension aux objectifs énoncés.

L’Alliance n’est juridiquement pas contraignante.

Le plan d’action est malgré tout important pour donner plus de visibilité aux projets phares, pour mieux échanger les modèles qui ont fait la preuve de leur efficacité au-delà des frontières et pour renforcer la coopération entre les transports et l’environnement. Il mentionne déjà quelques propositions, par exemple l’extension du Klimaticket autrichien. Si on parvenait à élargir ce « billet climatique » à d’autres pays, nous aurions déjà franchi une étape importante.

L’une des principales préoccupations est le transport de marchandises à travers les Alpes. Comment y remédier ?

Avec le réseau iMonitraf!, nous travaillons depuis déjà 2005 à une stratégie commune pour la gestion du trafic de transit. Le transfert modal de la route vers le rail est bien sûr l’élément central de cette stratégie. La Suisse a montré comment un tel modèle peut fonctionner. Nous avons besoin d’un système d’incitations fortes au niveau des prix, comme c’est le cas en Suisse avec la redevance poids lourds liée aux prestations, et d’une infrastructure ferroviaire bien développée. Au col du Brenner, le développement des infrastructures est encore à la traîne, mais il est en bonne voie. Pour que les mesures tarifaires soient efficaces, l’Autriche doit toutefois être soutenue tout au long du corridor du Brenner, car le tronçon autrichien de l’axe du Brenner est court. Le deuxième élément important est l’introduction accélérée de technologies de propulsion alternatives, qui permettront entre autres de réduire les émissions polluantes sur les corridors transalpins. Il est clair que nous ne pourrons pas transférer toutes les marchandises sur le rail  : on le constate en Suisse. Il restera toujours une part de trajets non transférables qui devront être effectués par la route. Ces trajets restants doivent être aussi propres que possible. L’espace alpin a le potentiel d’être un précurseur dans ce domaine.

Les commandes en ligne ont augmenté rapidement depuis la pandémie. Dans quelle mesure cela contribue-t-il au trafic de marchandises ?

Nous consommons aussi des produits qui circulent à travers les Alpes, et avons donc une influence essentielle sur ces flux par le biais de notre demande. Il est clair que plus nous achetons et consommons de produits locaux et régionaux, plus nous pouvons réduire les distances de transport et renforcer ainsi les chaînes de création de valeur locales. Nous contribuons à la transition des transports non seulement par notre propre mobilité, mais aussi par nos comportements de consommation.

 

L’experte en mobilité

Helen Lückge est consultante indépendante dans le secteur de la politique climatique, de la politique environnementale et des transports, et participe notamment au Comité consultatif sur le climat alpin de la Convention alpine. Elle a contribué à l’élaboration du Système d’objectifs climat 2050 et du neuvième rapport sur l’état des Alpes publié en 2022 sur le thème des villes alpines. Ses domaines de spécialité sont l’évaluation économique des scénarios prospectifs, les mesures et instruments opérationnels et les évolutions stratégiques dans la lutte contre le changement climatique, les stratégies d’adaptation et la mobilité durable. Elle a participé à l’élaboration du cadre politique du système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE), et accompagne depuis 2007 le réseau transalpin iMonitraf!, qui s’engage pour une meilleure gestion des flux de transit à travers les Alpes.

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