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Savoir vécu dans les Alpes

20/03/2008 / Christian Vogl
Depuis plusieurs siècles, l’homme a soumis l’espace naturel alpin à une utilisation intensive et toujours changeante. La diversité des écosystèmes alpins, qui possèdent une grande variété d’espèces végétales et animales, permet à la population vivant dans cette région de satisfaire ses besoins les plus variés.
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L’exploitation agricole traditionnelle a forgé l’image des pâturages alpestres. © Susanne Grasser
Très tôt, les paysans ont défriché des forêts dans des lieux propices. Ils ont transformé les surfaces défrichées en une mosaïque d'écosystèmes agricoles et forestiers, contribuant à accroître considérablement la biodiversité. Ils en ont extrait des aliments, des matériaux pour le chauffage et les constructions, ainsi que les objets de l'artisanat, de la culture et de la tradition. Depuis plusieurs siècles, la diversité biologique alpine est également au service de l'artisanat et de l'industrie, fournissant des matières premières aux régions alpines et extra-alpines. Enfin, le tourisme est largement tributaire de la biodiversité. Ce qui aujourd'hui caractérise les Alpes aux yeux de nombreux profanes - la forêt, les pâturages, l'agriculture alpestre et les prairies en fleurs - résulte essentiellement de l'influence humaine et de l'exploitation agricole traditionnelle.

La biodiversité agricole face à un tournant
L'une des composantes essentielles de la biodiversité est l'agro-biodiversité. Dans de nombreuses régions alpines, les surfaces aujourd'hui couvertes de pâturages étaient, il y a peu de temps encore, exploitées de manière intensive : on y cultivait des céréales, des légumes (haricots, petits pois, choux, pommes de terre), des oléagineux (pavot) et des plantes textiles (chanvre, lin), c'est-àdire des espèces et des variétés culturales qui, d'une part, fournissaient un rendement relativement sûr et, d'autre part, étaient faciles à stocker pour garantir la subsistance durant les longs mois d'hiver. La sécurité des rendements était assurée non seulement par la culture d'espèces adaptées aux lieux, mais aussi par la variété de ces espèces. Le foin pour animaux domestiques était généralement récolté dans les prairies alpestres, puis il était transporté jusqu'aux fermes à bord de traîneaux l'hiver. Ces espèces cultivées et de nombreuses races animales ont aujourd'hui été remplacées par l'élevage intensif, et elles ont pratiquement disparu. Parmi les espèces cultivées, les variétés adaptées aux régions de montagne ne se retrouvent plus guère que dans les banques génétiques. Des biotopes fort précieuses ont disparu du fait de l'abandon progressif des terres éloignées, à faible rendement, inaccessibles aux machines, et donc à la pratique du pastoralisme et de la fauche. Il en va de même des connaissances sur la flore sauvage, qui ne sont plus transmises que par les livres.

Disparition des savoirs sur l'utilisation de la flore sauvage
Autrefois, la cueillette faisait partie intégrante de l'activité paysanne. De nombreuses espèces végétales non cultivées étaient utilisées dans l'alimentation (fruits et légumes sauvages), servaient de re pas de médecin, et encore moins de vétérinaire dans la plupart des vallées isolées des Alpes. En revanche, on ne manquait pas de sages-femmes expérimentées, de " docteurs des bêtes " et de connaisseuses des plantes. Les végétaux, les minéraux et certains organes d'animaux étaient utilisés seuls ou en combinaison avec d'autres dans des recettes parfois compliquées servant à confectionner onguents, teintures, bains et autres infusions. Des études scientifiques ont montré que ces connais-sances sont désormais confinées dans les livres, qu'elles sont rarement transmises, et qu'elles ont été supplantées par l'approche légale de la médecine humaine et animale. Aujourd'hui, il suffit d'un coup de fil pour appeler le médecin, et l'on trouve les médicaments à la pharmacie. En revanche, les herbes sauvages connaissent un regain d'intérêt grâce à leur emploi dans les infusions, les recettes de cuisine alternatives et les applications curatives proposées par les thermes et les espaces bien-être des hôtels. Bien que l'on mette en avant leur origine " alpine ", il n'est pas rare que les matières premières utilisées soient cultivées ou qu'elles proviennent de récoltes sauvages effectuées dans les pays où les salaires sont plus bas.

Les jardins paysans dans les Alpes gagnent du terrain
Contrairement à ce que l'on croit, il y a mèdes pour les hommes et les animaux, mais aussi de fourrage, de litière et d'engrais. La cueillette était autrefois une activité accessoire effectuée en marge des travaux, par exemple en gardant les animaux, en se rendant aux champs ou pendant les travaux forestiers. Aujourd'hui, le recul de la diversité dans les lieux anthropisés et l'augmentation des foyers dans lesquels l'agriculture n'est qu'une activité secondaire ont réduit l'attrait de la cueillette.
La cueillette des plantes médicinales revêtait autrefois une grande impor-tance. Il y a peu de temps encore, il n'y avait peu de temps encore les jardins paysans jouaient un rôle marginal dans les Alpes. Certes, on y cultivait les herbes médicinales et les épices les plus répandues, mais leur diversité est un phénomène récent. Le développement des prairies autour des fermes, le recul des surfaces cultivées et des plantes sarclées et le déclin de la cueillette ont favorisé leur essor dans les Alpes. Aujourd'hui, nombre d'agriculteurs y cultivent ce qu'ils trouvaient autrefois " dehors ". Ces jardins reflètent donc la diversité des cultures et de la flore sauvage qui caractérisait autrefois les écosystèmes agricoles et forestiers. Ils recèlent parfois des plantes cultivées alpines et des espèces alpines très rares, qui ont disparu des écosystèmes environnants ou qui n'occupent guère plus que de petites surfaces.

Imbrication de la diversité biologique et de la diversité culturelle
Depuis l'arrivée de l'homme dans les Alpes, la biodiversité est étroitement liée au contexte culturel. Si la pratique de multiples activités était autrefois une question de survie, celles-ci ne sont aujourd'hui guère rentables pour l'exploitant. L'évolution de la civilisation (mais aussi des formes et des droits d'usage) s'accompagne d'une nouvelle utilisation de la biodiversité, qui se manifeste très clairement dans les paysages, les habitudes alimentaires et les rayons des magasins d'alimentation. La disparition des espèces cultivées, des variétés et des races d'animaux adaptées au milieu et le déclin de l'utilisation des espèces sauvages entraînent la perte irréversible des connaissances sur les plantes adaptées au milieu, leurs propriétés, et leurs modalités de transformation et d'utilisation.
Dans les familles et les villages, les jeunes ne connaissent plus les coyon d'leu (elebore noire), polaïe grasse (Chénopode Bon-Henri) et autres ch'ru (cumin sauvage), il ne comprennent donc plus les termes techniques désignant ces espèces, ne connaissent plus les chants et légendes qui les décrivent et ne savent plus préparer les plats traditionnels utilisant ces ingrédients.

Des projets innovants
Les initiatives se multiplient dans tous les pays alpins pour freiner le recul de la diversité culturelle et biologique dans les Alpes : culture d'espèces et de variétés traditionnelles, préservation des races animales en péril, fabrication de produits d'artisanat typiques et de produits innovants utilisant la biodiversité alpine (se reporter notamment aux sites web Pro Specie Rara et Save Foundation). Les agriculteurs bio sont très sensibilisés à ce thème. Ils contribuent à l'utilisation durable de la biodiversité agricole à travers leur production biologique, mais aussi en développant des projets et des produits innovants au niveau alpin.
Parallèlement, les scientifiques s'efforcent de documenter les savoirs menacés pour illustrer l'utilisation de la biodiversité alpine sur une base scientifique (se reporter par ex. au site Internet des auteurs). Loin de s'attacher à la conservation figée de la diversité dans les musées et les esprits, les efforts déployés dans le cadre des projets de maintien doivent favoriser la poursuite de la coévolution des plantes sauvages, des variétés culturales et des races animales, ainsi que la connaissance de l'interaction entre la nature et la culture.