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Polarisation sur un télescope

18/12/2009
Le " Bergwelt Karwendel ", centre d'interprétation de la nature en forme de télescope, située en bordure du vallon du Karwendel en Bavière/D, divise les esprits. A-t-on le droit de construire dans la nature quelque chose d'aussi spectaculaire pour la protéger ? Ou alors, la nature a-t-elle justement besoin d'une telle mise en scène pour survivre ? Voici un débat contradictoire entre Kai Elmauer, l'un des co-initiateurs du " Bergwelt Karwendel " , et Rudolf Erlacher de la Gesellschaft für ökologische Forschung (Société pour la recherche écologique).
Le projet Karwendel près de Mittenwald/D : mise en scène pédagogique réussie ou enlaidissement des Alpes ?
Image caption:
Le projet Karwendel près de Mittenwald/D : mise en scène pédagogique réussie ou enlaidissement des Alpes ? © Dr. Klaus Lintzmeyer
Monsieur Elmauer, le " Bergwelt Karwendel " est un monument destiné à rendre hommage à la nature. N'est-ce pas plutôt l'architecture qui, avec cet édifice spectaculaire et imposant, se glorifie elle-même ?
Elmauer : bien sûr que non. Cet édifice n'est pas là parce que nous voulions mettre un bâtiment sur la montagne, mais il est là pour servir d'outil pédagogique perceptible par tous. C'est pour moi un critère décisif pour une architecture dans les Alpes. Il a été réalisé pour protéger le Karwendel et gagner les humains à une approche sensible de la nature.

Monsieur Erlacher, vous êtes un adversaire convaincu du " Bergwelt Karwendel ". Que peuton reprocher de si grave à ce bâtiment ?
Erlacher : je me demande comment on peut prétendre gagner les gens à une approche sensible de la nature en collant une buse aussi surdimensionnée dans le paysage. Si l'on est assis à la gare d'arrivée, on ne peut même plus regarder dans la vallée ! Ce bâtiment envahit la nature et lui impose sa loi.

Etes-vous fondamentalement contre l'architecture en haute montagne, monsieur Erlacher ?
Erlacher : l'architecture a toujours été présente dans les Alpes : chalets d'alpage, refuges pour que les humains puissent se déplacer en haute montagne et y mener prudemment leurs activités. Ces huttes représentent une approche sensible de la nature -contrairement à ce monstre, dernier rescapé des tyrannosaurus rex.

Elmauer : bon, maintenant, venons-en aux faits : le télescope se trouve en dessous de la ligne de crête, a une forme ronde et une vêture en bois qui, avec le temps, prendra la couleur des falaises. Il n'envahit pas la nature, il s'y adapte.

Un bâtiment plus petit, dans le style de la gare d'arrivée, n'aurait-il pas fait l'affaire, monsieur Elmauer ?
Elmauer : non, justement pas. Il fallait que ce soit spectaculaire pour que les gens n'oublient pas son message. Le télescope reprend un symbole de la vie montagnarde, ouvre la vue vers l'avant, vers la vallée, là où les humains ont aménagé leur cadre de vie, mais aussi vers l'arrière -dans la nature qui doit être protégée. Le tout repose sur un socle étroit et symbolise ainsi un numéro d'équilibriste entre la nature et la culture, qui correspond exactement à la tâche à laquelle nous devons nous atteler.

Erlacher : Equilibre ? Le téléphérique a été construit en 1967 dans un secteur qui était déjà réserve naturelle depuis 1959. Ce fut le premier coup porté à l'équilibre. Comme cette installation est dans le rouge depuis des années sans jamais devenir rentable, il a fallu chercher d'autres innovations, d'autres attractions. Le " Bergwelt Karwendel " en est le résultat. Le bâtiment qui, selon vous, représente l'équilibre, est justement celui qui l'a gravement compromis une deuxième fois.

Monsieur Elmauer, la commune de Mittenwald a-t-elle besoin de quelque chose de spectaculaire pour attirer les touristes ?
Elmauer : si l'un ou l'autre des habitants de Mittenwald gagne quelques euros avec le " Bergwelt Karwendel ", je crois qu'il n'y a rien à redire à cela. Mais là n'est pas la question : les munichois veulent se détendre et en ont besoin pour garder leur équilibre ; ils viennent donc ici, que nous le voulions ou non. Si nous voulons éviter que les montagnes soient mitées, que des routes soient construites, que les sentiers d'alpages soient élargis, nous devons informer les gens. Vous ne pouvez pas, monsieur Erlacher, interdire aux gens l'accès à la nature avec des " hors d'ici, tu abîmes la nature ". Vous ne pouvez pas non plus les laisser pénétrer n'importe comment.

Erlacher : je suis d'accord avec vous : nous devons informer les gens. Mais quel est alors le message du " Bergwelt Karwendel " ? Si je veux leur expliquer la nature et aménager un centre d'observation, je dois être conscient du fait que je modifie ce que je veux leur faire découvrir, par le simple fait de l'observer. Vous prêchez l'équilibre alors même que vous êtes en train de le détruire. Réfléchissez un peu à quel point on a dû violenter la nature pour permettre son observation, soi-disant dans le but de la protéger. Quel est votre message ? C'est un " malgré tout ! " Après tout, les lagopèdes sont encore vivants -malgré tout le béton, malgré l'amoncellement de déblais, malgré le tintamarre et l'excavatrice.

Elmauer : Nous n'avons justement pas construit notre Bergwelt en pleine nature, mais au bord de la réserve naturelle, directement à côté de la gare d'arrivée, pour gérer l'occupation des espaces à partir de là. Et maintenant, des centaines de milliers de gens montent là-haut et apprennent comment ils peuvent préserver la nature.

Ne devriez-vous pas, vous aussi monsieur Erlacher, vous réjouir de chaque personne qui s'intéresse à l'exposition ?
Erlacher : Qui donc va là-haut et pourquoi ? Ce ne sont tout de même pas des alpinistes qui veulent apprendre comment se comporter respectueusement vis-à-vis de la nature. Sur la page d'accueil du site internet du " Bergwelt Karwendel ", la publicité est basée sur l'objet d'épouvante, la " buse au-dessus de l'abîme ". Et ensuite, les gens montent là-haut et apprennent en passant qu'il y a aussi des lagopèdes qui doivent être protégés. Bon, ça pourrait aller. Mais en fait, il suffirait tout simplement de tendre une corde tout autour pour qu'ils ne s'y précipitent pas, et basta !

Elmauer : Il n'y a pas de mauvais visiteurs ! Nous aurons besoin de tout le monde pour atteindre notre objectif commun. Vous savez aussi bien que moi ce qu'ont donné les interdictions et les cordes. Il y a belle lurette que nous avons abandonné, avec raison, les milliers de panneaux et leurs textes d'avertissements interminables : ça ne fonctionne pas. Là-dedans, dans l'exposition, se trouve le chamois, touchez-le - c'est le vécu qui éveille l'émotion, pas la théorie.

Cela veut-il dire que la nature a besoin de mise en scène, de transmission médiatique pour survivre, monsieur Elmauer ?
Elmauer : pas la nature, mais l'être humain, qui a perdu l'esprit. Qui ne pourrait souhaiter que les gens aillent d'eux-mêmes observer les animaux et les plantes, un télescope à la main, et en tirent les clés de la protection de la nature. Vous savez que c'est irréaliste. La plupart des enfants croient que les vaches sont mauves avec des taches blanches. Alors, nous devons les attirer ici, les adultes aussi, si besoin est, avec des constructions spectaculaires de ce genre. Qu'y a-t-il de mal à cela ?

Monsieur Erlacher, le " Bergwelt Karwendel " a gagné le prix de la Convention alpine pour le tourisme durable et innovant -est-ce que les membres du jury dormaient tous ?
Erlacher : en tout cas, je ne vois pas très clairement sur quoi était basée leur conception de la durabilité. Les coûts initialement prévus de 1,4 million d'euros sont passés à 2,7 millions -On ne peut évidemment pas parler d'évaluation durable des coûts et bénéfices. En ce qui concerne la durabilité sociale : si vous aviez construit cela dans la vallée, ça aurait été formidable. Les jours de mauvais temps, les touristes auraient pu y aller et s'informer pour dix euros. Mais que font-ils à la place ? Ils montent avec leur famille, ne voient rien à cause des nuages et de la pluie, font un tour rapide dans l'exposition, redescendent et paient une cinquantaine d'euros. Ils y retournent peut-être une fois par beau temps, parce qu'ils aimeraient voir ce que cela donne. Ca nous fait 100 euros. Pour moi, ce n'est pas social, ça n'a ni queue ni tête. Troisièmement : l'énergie qui a été investie là-dedans, pour ériger cette pièce gigantesque de 1 200 tonnes de béton à 2 244 m d'altitude, ça ne peut pas être écologiquement durable.

Elmauer : la durabilité écologique ne se mesure pas d'après l'altitude, c'est un étrange raccourci ! Vous savez parfaitement que nous avons construit comme les anciens égyptiens, monté le gravier avec le téléphérique, pour le mélanger seulement là-haut, etc. En ce qui concerne la durabilité sociale : en quoi les dix euros pour l'exposition sont-ils O.K. dans la vallée et pas pour le téléphérique ? C'est vraiment absurde. Quant à l'économie durable : elle ne se définit pas d'après le niveau des coûts de construction mais d'après le sens du bâtiment. Et celui dont nous parlons remplit une mission sociale publique qui est de maintenir la base de vie des gens du pays et de protéger le Karwendel. Donc : les trois piliers de la durabilité qui nous sont connus sont respectés.

Monsieur Erlacher aimerait construire des centres d'information sur la nature dans les vallées. Qu'avez-vous contre cette idée, monsieur Elmauer ?
Elmauer : je crois que cela ne fonctionne pas. Vous ne pouvez pas dire aux gens : retiens bien ça maintenant, et dans quinze jours, quand tu monteras là-haut, tu le mettras gentiment en application. Entre temps, les deux-tiers auront été oubliés. La pédagogie et le vécu direct doivent se suivre dans la foulée. C'est pourquoi nous n'avons pas seulement l'exposition, nous proposons aussi des tours guidés dans les montagnes, des expériences avec des pierres…

Erlacher : Le " Bergwelt Karwendel " doit faire école, j'imagine déjà avec horreur des centres d'information de ce genre dans toutes les réserves naturelles ; là-haut sur le Watzmann, sur la Zugspitze… Nous devrons alors apparemment toujours faire défiler les gens à travers un bâtiment dans lequel ils caressent un chamois, avant de les lâcher dans la nature. Vous n'arrêtez pas de parler de confiance, mais la pédagogie que vous suivez n'a pas la moindre confiance dans la capacité d'apprendre des humains. Il est évident que les femmes et les hommes sont en mesure d'enregistrer quelque chose à l'avance pour l'appliquer plus tard.

Pourquoi croyez-vous, monsieur Elmauer, que vous êtes sur la bonne voie, avec votre approche didactique ?
Elmauer : il y a beaucoup de touristes qui expriment leurs remerciements pour l'exposition. Et même chez les gens qui vivent ici, je sens un changement. Jamais l'approvisionnement en énergie n'avait été discuté de manière aussi engagée dans la vallée de l'Isar. Et la coopération avec les associations de protection de la nature marche beaucoup mieux.

Erlacher : j'ai passé plusieurs heures là-haut hier et j'ai constaté que les gens entraient, jetaient un coup d'œil et ressortaient -pourquoi ? Parce que c'était tellement fascinant, dehors, et que la buse, à l'intérieur, n'a tout simplement aucun attrait. Vous ne parvenez pas à diriger l'attention vers vos informations ! C'est un défaut de conception : la buse s'écroule devant le décor réel, elle fait sortir les gens !
Elmauer : alors, soyez contents ! Et comment pouvez-vous savoir si précisément ce que le touriste a saisi ou pas ? Nous devons aller chercher les gens là où ils sont, et nous ne pouvons pas toujours dire : ça, c'est mauvais, ça c'est faux. Arrêtez un peu de râler, il est temps que la " protection de la nature " arrête de bouder dans son coin !

La protection de la nature ne peut-elle se pratiquer qu'en ascèse, monsieur Erlacher, la nature ne peut-elle pas être source d'amusement ?
Erlacher : vous ne pouvez pas imaginer comme je m'amuse dans la nature !
Mais pourquoi la nature doit-elle être tout d'un coup mise en scène, de la vallée jusqu'aux sommets ? Pourquoi doit-on aller chercher des concepts pédagogiques et esthétiques avec des artéfacts ? Parce que nous voulons de plus en plus vendre le paysage comme un produit, c'est ça le problème. Ce n'est plus la nature qui est au centre, mais l'ensemble " Bergwelt Karwendel ". C'est lui qui fait maintenant sensation.

Elmauer : monsieur Erlacher, tout cela me paraît trop abstrait. J'aimerais que vous fassiez des propositions concrètes. Nous cherchons à établir un lien sensé entre protection de la nature et tourisme. Si nous n'y parvenons pas, les habitants de Mittenwald et des autres communes ne pourront plus garder leurs enfants ici ; alors, nous aurons ici des villages et des maisons abandonnés, et ça n'est pas drôle.

Quelles propositions concrètes avez-vous, monsieur Erlacher ?
Erlacher : toutes les communes cherchent des concepts pour se distinguer des autres. Et si Mittenwald, avec son exposition là-haut, disait: " Regardez ça, en voulant vous gagner à la protection de la nature, nous avons-nous-mêmes détruit un morceau de nature ; cela s'est fait avec les meilleures intentions du monde mais c'était malheureusement la mauvaise voie. " Si c'était fait intelligemment, cette exposition pourrait alors devenir un lieu unique pour la protection de la nature -et la réflexivité serait l'image de marque de la commune de Mittenwald.

Elmauer : pardonnez-moi, mais c'est vraiment absurde. C'est comme si, en ouvrant une carte de restaurant, on tombait d'abord sur un grand avertissement : " Evitez nourriture et boisson, cela pourrait nuire à votre foie… " Monsieur Erlacher, nous avons, malgré tout, le même objectif, alors, cherchons une voie commune raisonnable. Nous voulons un centre d'interprétation vivant, qui invite à réfléchir et à discuter. Vous êtes cordialement invité à nous accompagner.


Modératrice :
Elisabeth Schmidt-Landenberger
Journaliste indépendante, Fribourg/D


Pour : Kai Elmauer

Kai Elmauer, né en 1965, est médiateur, ingénieur forestier et agent technico-commercial. Il est spécialiste en coordination et conseil de projets de protection de la nature transfrontaliers et interdisciplinaires. M. Elmauer est propriétaire de l'Elmauer Institute (Hallbergmoos/D, Innsbruck/A, Abbotsford/CA). Il fait partie du conseil d'administration de l'association VAUNA e.V., engagée dans la protection des espèces, de l'environnement et de la nature. Il est aussi membre de comité du bureau technique de la Chambre de Commerce et d'Industrie du Tyrol, et membre nommé du Environmental Advisory Committee (comité de conseil en environnement) d'Abbotsford, sa ville natale.
Kai Elmauer vit aujourd'hui près de Vancouver, Canada, et travaille surtout en Europe et en Amérique du Nord.
Il assume actuellement le pilotage du projet " Bergwelt Karwendel " pour la commune de Mittenwald.


Contre : Rudi Erlacher

Rudi Erlacher, physicien diplômé et alpiniste, né en 1949, milite depuis bientôt 20 ans pour un développement respectueux de la nature dans notre univers montagnard. Il se bat pour que le caractère esthétique de la nature et des paysages soit vraiment compté comme un bien à sauvegarder dans le cadre de la protection de la nature. En 1998, il a monté l'exposition " Schöne neue Alpen " (la beauté des Alpes nouvelles) avec la Gesellschaft für ökologische Forschung e.V. (Société pour la recherche écologique). Depuis 2003, il est co-président du Verein zum Schutz der Bergwelt e.V. (VZSB - association pour la protection du milien montagnard). Il est membre du comité fédéral pour la protection de la nature et de l'environnement du Club alpin allemand et fait partie du groupe de travail " Alpes " du Bund Naturschutz in Bayern (Ligue bavaroise pour la protection de la nature).
Rudi Erlacher vit et travaille à Münich. Il a rédigé, pour l'almanach 2008 de la VZSB, une critique de " la buse de Karwendel " et de l'exposition " Bergwelt Karwendel " (l'univers montagnard de Karwendel).


La pédagogie au service ou au détriment de la nature ?

Le 30 juin 2008 a été inauguré le centre d'interprétation de la nature " Bergwelt Karwendel " (l'univers montagnard des Karwendel). L'œuvre de l'architecte Eberhard Steinert de Garmisch-Patenkirchen/D a la forme d'un télescope géant. Le cylindre de 34 m de long repose sur un étroit socle en béton sur une crête, près de la station d'arrivée du téléphérique à 2 244 m d'altitude. La buse de béton, habillée de bois, est fermée, à chaque extrémité, par un oculus vitré; l'un donne sur la vallée, l'autre sur les pierriers d'un haut vallon où vivent des lagopèdes. La construction de " Bergwelt Karwendel " a coûté 2,7 millions d'Euros, soit 1,4 million de plus que prévu. Selon la commune de Mittenwald, maîtresse de l'ouvrage, et Kai Elmauer, chef du projet, le " Bergwelt Karwendel " a pour but de gérer les flux de visiteurs, afin de préserver cette réserve naturelle exceptionnelle tout en promouvant la protection de la nature. A l'intérieur de la buse, une exposition de 200 m² est consacrée aux espèces végétales et animales vivant dans les Alpes en haute altitude. Il est également possible de réserver des excursions avec des spécialistes.
En mars 2009, la Conférence alpine a décerné un prix pour le tourisme durable et innovant au " Bergwelt Karwendel ". Malgré tout, la " buse au-dessus de l'abîme " reste controversée.
www.bergwelt-karwendel.de