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« Le paysan a appris, lui aussi, à se promener »

21/05/2019 / Barbara Wülser, CIPRA International
Gion A. Caminada, élevé dans le village suisse de Vrin, a vécu différentes approches du paysage au cours de sa vie. Par son architecture, il souhaite façonner les communautés et les relations entre les gens, les objets et les paysages.
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Gion A. Caminada souhaite que l’architecture soit considérée comme faisant partie d’un tout. (c) Yannick Andrea

Monsieur Caminada, les Alpes sont bâties et hyper urbanisées. Quelle peut encore être la contribution d’un architecte ?

Nous devons concevoir la construction autrement. L’architecture de demain devra être davantage une architecture des relations. Lorsque je contemple mon village natal de Vrin à travers le temps, je m’interroge : les efforts des 30 dernières années valaient-ils la peine ? Est-ce une réussite ou un échec ? J’ai toujours essayé de concevoir l’architecture comme faisant partie d’un tout. De ce point de vue, grâce à cette tentative d’intégration, l’architecture de Vrin n’est ni une réussite ni un échec, mais une partie du processus vital. La durée de tels processus n’est pas déterminée. C’est la proximité qui compte, et l’attention accordée aux choses. Les stratégies et les concepts apportés de l’extérieur ne suffisent pas. La qualité naît de l’intensité et de la confrontation avec l’époque contemporaine, le passé, l’avenir ; ce qui compte c’est la présentification. Nous n’aurons jamais fini de construire les Alpes. Bâtir, c’est la vie.

Certaines formes d’architecture mettent le paysage en scène, comme la tour temporaire au col du Julier. Y-a-t-il une limite a la mise en scène?

Tout ce que font les gens est en quelque sorte une mise en scène. Nous pouvons le faire, mais il ne faut pas que ce soit le pur fruit du hasard. Cela doit émerger d’une idée qui renforce la situation dans un lieu, qui créé des communautés et des liens sociaux. Si, par exemple, je place une fenêtre panoramique, je mets le paysage en scène en tant qu’image. Cela, en tant qu’objectif unique, ne m’intéresse pas. Je mets volontiers quelque chose devant, une "caisse de résonance", afin que ce que je vois renvoie quelque chose à son tour. Cela créé une tension. C’est ainsi que les relations réciproques se forment au lieu de rester des influences muettes – les résonances.

Aujourd’hui, les gens influencent le paysage différemment d’hier. La relation entre les gens et le paysage a-t-elle également évolué ?

Aujourd’hui, nous nous déplaçons autrement dans l’espace, y compris nous, les montagnards. Le touriste va en montagne parce qu’il le veut, l’agriculteur y va parce qu’il y est obligé – du moins dans le passé. Personne n’acceptait volontairement une telle torture. La vie a changé. Les formes d’existence sont moins pénibles. Nous avons le temps pour d’autres idées. Même le paysan a appris à se promener, à se laisser dépayser. De ce fait, son lien au paysage est différent de ce qu'il était avant ; il n’est plus uniquement lié à un objectif de survie. Concernant la question de l’avenir du paysage et les réflexions autour des granges désaffectées, nous sommes convaincus qu’il faut préserver une forme de tension dans le paysage culturel. Si chaque grange devient une résidence secondaire, cela donne l’impression que le paysage est totalement occupé par les gens. Et ce qui est prévisible et contrôlable génère moins de tension. Le vide manque. Nous avons déjà une utilisation totale dans les villages, dans les villes. Mais cela ne doit pas s’étendre aux paysages ouverts. Le paysage est un bien commun, il appartient à tous. La question principale sur les paysages de l’avenir ne doit pas être : qu’est-ce qui est possible ? Mais plutôt, que voulons-nous ? Notre rapport aux granges est bien plus qu’une question d’architecture. C’est un défi lancé à notre culture.

Quelle était votre perception du paysage lorsque vous étiez enfant, dans le village de montagne de Vrin?

Le paysan autrefois ne parlait guère de paysage ou de nature, mais plutôt de prairies, de "lanches"… toujours en lien avec une intention, il pensait "fonction". Les choses étaient en rapport les unes avec les autres. Cette immédiateté me plaît. Dans mes projets, j’essaye de réintégrer une part de ce rapport direct au paysage. Une forme de normalité radicale.

Dans les années quatre-vingt, vous avez lutté contre la réalisation du barrage hydraulique de la haute plaine de la Greina. Aujourd’hui, les habitants de Vrin reçoivent des compensations financières pour ce paysage protégé. Est-ce que cela a changé quelque chose?

L’unique changement c’est que la majorité dit désormais : la Greina est belle. A l’époque, ça n’était pas le cas. La Greina était tout simplement la Greina. Depuis qu’elle apporte de l’argent, elle est belle. C’est la nouvelle réalité. Pour la majorité, il serait inconcevable aujourd’hui de faire disparaître ce paysage sous l’eau. Cette nouvelle réalité offre un potentiel intéressant pour l’avenir.

Le Parc National d’Adula, avec la Greina comme zone centrale, a été refusé par la population, tout comme le Parc National Locarnese. Etaient-ce des utopies ou les gens ne sont-ils tout simplement pas mûrs ?

Le parc n’était sans doute pas mûr et c’était difficile de communiquer l’idée. Beaucoup d’habitants des montagnes ont eu peur que leurs libertés soient réduites, qu’ils n’aient plus le droit d’aller à la chasse, de rayonner, de se déplacer librement dans l’espace. Cela n’avait aucun fondement. Les agriculteurs ne craignaient pas la zone centrale, mais la zone périphérique. Ce n’est pas faute d’avoir répété que le parc n’aurait pas d’influence sur les usages futurs. Personne ne l’a cru.

Un parc est-il le bon instrument pour faire comprendre que quelque chose vaut la peine d’être protégé?

Nous devrions pousser la réflexion sur cette idée de parc un peu plus loin, en permettant aux liens directs de s’épanouir à nouveau. De nouveaux produits agricoles, aujourd’hui très appréciés, font naître une plus grande sensibilité envers les phénomènes naturels. Les agriculteurs devraient en fait se sentir concernés. Je ne les comprends pas toujours : ils reçoivent de nos jours d’importantes subventions pour préserver une image. Leur revenu ne provient qu’en partie de la production ; la plus grosse part vient du besoin de l’état de préserver ce qui est conçu comme la version idéale d’une image.

La notion de protection de la nature éloigne-t-elle les gens de la nature?

Lorsque je ressens des liens de dépendance et que je suis dans une relation, je protège mon vis-à-vis. Les relations doivent être entretenues, elles doivent continuellement être renouvelées, souvent à partir de points de vue changeants. Il en va de même avec le paysage. Si les gens, en prenant en compte leur dépendance vis-à-vis de la nature, renforcent leurs liens avec celle-ci, elle sera bien évidemment protégée. Néanmoins, sans règlements de protection clairs, nous n’y arriverons pas, en particulier à notre époque, où les mécanismes destructeurs sont à la portée de tous, ou presque.

Nous devons donc retrouver cette relation.

Nous ne pouvons qu’aller de l’avant. Mais c’est utile de regarder en arrière, pour se rendre compte de ce qui est vraiment essentiel. C’est par là que nous devons arriver à la nouveauté. Nous ne pouvons et ne voulons pas ignorer les acquis. Bien entendu, les maisons que nous planifions doivent aussi offrir un confort moderne, tout en consommant peu d’énergie et en employant peu de technologies. Il ne s’agit pas de renoncer mais de reconnaître la valeur de la différence. Par exemple les contrastes existants dans une maison entre zones plus fraîches et zones plus chaudes. Ici encore il s’agit de relations de réciprocité. Lorsque j’ouvre une fenêtre, je suis en lien avec l’élément fenêtre et avec l’extérieur ; l’air frais rentre. Si je la ferme, il m’arrive autre chose. Les systèmes de ventilation contrôlée empêchent cette relation. La relation corporelle disparaît.

Est-il concevable que la nouvelle fonction d’un objet, d’une maison, d’un paysage soit visible ?

Bien sûr ! Mais nous devons travailler avec ces images. De nouvelles images ont toute leur place. C’est pour cela que je plaide pour la continuité. Il faut une approche courageuse et directe vis-à-vis des images connues. Elles doivent être en dialogue avec le nouvel usage. Sinon, nous risquons à terme de manquer soudain d’images. L’époque contemporaine ne fournit plus d’images solides. La réflexion sur la nouvelle utilisation des granges nous a permis de faire une expérience importante : la question qui se pose est celle du développement du lieu. A elle seule, la transformation architecturale des granges pour un usage d’habitation dénature le lieu et en fait une scène ouverte au voyeurisme culturel.

Les paysages sont sous pression, dans toutes les Alpes, dans le monde entier. Que faut-il faire?

Les relations entre ville et campagne doivent mieux fonctionner. Les Alpes sont aussi un lieu de détente pour les citadins. Il émane des villes une grande solidarité envers les régions de montagne. Ceux qui reçoivent doivent offrir quelque chose en échange, c’est ainsi que vivent les relations. La différence devient pour moi une valeur – cela doit marcher. Par ailleurs l’habitant des montagnes ne doit pas avoir l’impression qu’il vit uniquement aux dépens du citadin. Le développement des montagnes doit aller de pair avec celui des villes. D’après la pensée économique contemporaine, les régions de montagne n’ont guère droit à l’existence. Nous ne rendrons certainement pas justice à ce territoire si la rationalité et les calculs sont notre seule forme de pensée. La montagne a besoin de la ville et la ville a besoin de la montagne. Il faut de vraies relations réciproques.Il ne faut pas tout niveler. La qualité des Alpes réside dans leur variété sur un espace très réduit, leurs spécificités. Voilà ce qu’est la culture !

 

Source et informations : www.cipra.org/alpenscene

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L’artisan d’espace pour penser

L’architecte Gion A. Caminada s’est d’abord illustré a travers le projet d’aménagement soutenable de Vrin, son village natal, dans les Grisons, Suisse. Depuis, il a réalisé de nombreux projets similaires dans les Alpes et au-delà. Après un apprentissage de menuisier, il s’est formé a l’école d’arts appliqués. Il a enchaîné avec des études post-universitaires a l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich (ETH), ou il est aujourd’hui professeur en architecture et conception. A Vrin, il gère une agence d’architecture.

www.caminada.arch.ethz.ch (de)

Mots-clés associés : Alpenscène, Architecture, Focus paysage