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Espaces finis – besoins infinis : la quadrature du cercle ?

14/10/2016
L’aménagement du territoire tente d’organiser la diversité des besoins sur un territoire fini. La tâche n’est pas aisée lorsque s’affrontent des objectifs globaux et des intérêts locaux, dans un territoire alpin traversé d’innombrables frontières administratives.
La vie des gens façonne le paysage © Frank Schultze
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La vie des gens façonne le paysage © Frank Schultze

Dans les Alpes il y a tant d’espace, la nature prend ses aises. Arnold Hirschbühl, maire de Krumbach en Autriche, bouscule cette idée reçue. « Le prix du terrain est encore trop bas dans les communes de montagne car le paysage continue à être grignoté par les maisons individuelles qui se construisent ». Sa commune est située à 732 mètre d’altitude dans le Bregenzerwald et la population -1100 habitants en 2016- est en constante augmentation depuis les années 1940. Pour limiter le mitage urbain, le maire mène une politique de densification, avec par exemple la construction d’immeubles d’habitation au centre du village. La commune accorde une place centrale à la qualité architecturale et paysagère, à la sobriété, à la multifonctionnalité ainsi qu’à la participation des habitants pour assurer l’intégration des nouvelles constructions dans le village. L’exemple de Krumbach préfigure la pratique d’un aménagement du territoire durable, au service du bien commun et de la qualité de vie de chaque individu. La réalité dans les Alpes en est encore éloignée.

Aménagement du territoire ?

La notion d’aménagement du territoire se réfère à un ensemble d’instruments mis en œuvre par des acteurs publics ou privés, par délégation, visant à organiser l’utilisation d’un territoire donné. C’est la tentative d’établir une planification intégrée dans des systèmes politiques et économiques forgés par une approche sectorielle. C’est en une démarche qui implique un grand nombre d’instruments, d’acteurs et de secteurs. L’histoire et les cultures politiques différentes à travers l’arc alpin, ont forgé diverses formes d’aménagement du territoire et réparti les compétences de façon variable (alpmonitor.cipra.org).

L’aménagement du territoire a vu le jour dans les pays alpins à partir des années 1950. Dans la plupart des pays, l’Etat reste en retrait. En Allemagne, par exemple, les collectivités territoriales (Kreis et Länder) accordent la priorité à une répartition locale des différentes formes d’occupation du sol avec pour objectif de préserver la qualité du cadre de vie. A l’inverse, en France, l’Etat est le maître du jeu, mettant l’accent sur des plans nationaux et des grands projets structurants. La décentralisation des années 1980 a remodelé les rapports entre l’Etat et les collectivités, en renforçant la mise en place de contrats d’objectifs et la planification locale du territoire.

Objectifs communs face aux intérêts individuels

Si le point de départ dans chaque pays alpin était différent, les constats et principes directeurs convergent de plus en plus. Cela se cristallise notamment avec la Convention alpine et son protocole « aménagement du territoire et développement durable » qui posa les bases dans les années 1990, d’une vision partagée, favorable à un aménagement du territoire économe en ressources, respectueux de la nature, équitable, solidaire et propice au développement local des territoires de montagne.

Bien que ces principes soient repris dans les instruments de la plupart des Etats, régions, cantons, provinces et Länder alpins, les objectifs ne sont pas encore atteints. La consommation d’espace et de ressources augmente, les déséquilibres entre pôles urbains et régions périphériques se renforcent et les principes de péréquation sont remis en question. Dans bien des cas, les décisions sont prises davantage en fonction d’intérêts individuels et locaux, au détriment des considérations environnementales, sociales et économiques globales, telles que le changement climatique.

Au final, qui décide ?

Le juste niveau de prise de décision est régulièrement débattu et remodelé (interview p. 14). A chaque pays et culture de trouver le juste équilibre entre contraintes imposées par le haut et autonomie de décision locale. Néanmoins, l’expérience des dernières décennies indique que le développement soutenable doit être ancré comme objectif contraignant au niveau national et transnational. Les solutions pour atteindre cet objectif doivent être recherchées et mises en œuvre avec une forte participation des collectivités locales et des citoyens. Ils ont besoin pour ce faire de formations, de soutien financier et d’un appui technique.

Le territoire alpin est marqué par plusieurs zones transfrontalières très dynamiques, qui représentent un défi particulier en matière d’aménagement du territoire. La complexité en termes de gouvernance est multipliée par la présence de deux ou trois Etats. Des plateformes de coopération transfrontalière ont été mises en place, telles que le Conseil du Léman ou la Raumordnungskommission Bodensee. L’aménagement du territoire figure à l’agenda de la plupart de ces structures, permettant aux acteurs de se rencontrer et  d’échanger des informations. Toutefois ces plateformes devraient être dotées de possibilités de décision et d’action renforcées afin d’assurer une cohérence territoriale et une gestion commune des enjeux partagés, tels que la mobilité et l’étalement urbain.

L’aménagement du territoire est certes une démarche clef pour rendre le développement plus soutenable, mais elle n’est pas simple à mettre en œuvre, puisque qu’elle est soumise à une multitude de tendances et se trouve à la confluence d’intérêts de plus en plus nombreux et divergents.

Remplir ou respecter le « vide » ?

En réponse au changement climatique, les Etats alpins lancent leurs politiques de transition énergétique, avec un regard particulièrement intéressé vers les potentiels des régions alpines en matière d’énergies renouvelables. Au nom de ces énergies, la préservation d’espaces de nature est remise en cause. Face au besoin croissant de mobilité, les projets d’infrastructures de transport se multiplient, non sans laisser de nouvelles traces dans les paysages naturels et culturels alpins. La fragmentation de l’économie et la compétition mondiale, dont découlent la fragilisation des économies régionales, justifient de nombreuses mesures de soutien à l’économie, faisant fi du principe de durabilité économique, écologique et sociale. C’est notamment le cas du secteur du tourisme qui, face à la concurrence mondiale, s’octroie de plus en plus d’espace pour développer les infrastructures existantes ou en créer de nouvelles. Sur le plan démographique, au rythme des migrations, certains villages se désertifient alors que la densité démographique explose dans d’autres régions des Alpes. La qualité de l’habitat et du milieu de vie, l’accès aux services et les liens sociaux sont ainsi soumis à rude épreuve, d’un côté comme de l’autre (encadré p. 7).

Face à cela, la solution de facilité est bien souvent de remplir les espaces considérés comme « vides », composés en majorité de milieux naturels et de zones agricoles. En effet, alors que certaines parties prenantes insistent sur l’importance de préserver ce « vide » (voir essai p. 17), un grand nombre d’acteurs le considère comme moins « utile » et destinent ces espaces à de nouvelles fonctions qu’ils jugent plus utiles, voire rentables. C’est ignorer l’importance socio-économique et écologique de ces espaces, qui nous rendent de nombreux services écosystémiques, tels que la régulation des inondations ou encore l’absorption de CO2 par les forêts.

Un espace fini et des besoins infinis ont du mal à faire bon ménage. Les conflits doivent être mis sur la table, entendus, débattus, en suivant quelques principes: sobriété, multifonctionnalité et participation. Comme de nombreuses politiques publiques, face aux défis et besoins nouveaux, l’aménagement du territoire doit évoluer, réaffirmer ses acquis, acquérir de nouvelles compétences, s’ouvrir à la société, inventer et expérimenter des outils nouveaux. Certains expérimentent déjà, et on en goûte les fruits, par exemple à Krumbach.


Claire Simon, CIPRA International